8
Le forfait d’Abu Batn
La nuit tombait. Un petit singe tout effrayé avait trouvé refuge au sommet d’un arbre. Depuis des jours, il errait dans la jungle, en cherchant dans sa pauvre petite tête une solution au problème qui le tracassait, du moins aux rares moments où il parvenait à concentrer ses maigres forces mentales. En réalité, il ne lui fallait qu’un instant pour l’oublier et se mettre à batifoler dans les arbres, mais parfois une terreur soudaine le lui faisait remonter à la conscience, par exemple quand certains des ennemis héréditaires qui menaçaient perpétuellement son existence paraissaient dans son champ de perception.
Quand sa peine persistait assez de temps, elle se montrait réelle et poignante. Des larmes coulaient des yeux du petit Nkima à la pensée de son maître absent. Dans son subconscient se formait à tout moment la conviction qu’il devait obtenir des secours pour Tarzan. D’une façon ou d’une autre, il devait venir en aide à son maître. Les grands guerriers gomanganis qui étaient aussi les serviteurs de Tarzan habitaient bien loin. Plusieurs couchers de soleil les séparaient de lui. Pourtant, c’était effectivement dans la direction du pays waziri qu’il se déplaçait. Dans l’esprit de Nkima, le temps n’avait rien à voir avec la solution de ce problème, pas plus que d’aucun autre. Il avait vu Tarzan entrer vivant à Opar. On ne l’avait pas tué sous ses yeux. Cependant il ne l’avait pas vu ressortir de la ville. Aussi, suivant sa logique à lui, Tarzan devait-il être toujours en vie, dans la ville. Mais, comme celle-ci était pleine d’ennemis, Tarzan devait courir un danger. Ainsi s’étaient présentées les circonstances, ainsi demeuraient-elles. Nkima ne pouvait visualiser une situation dont il n’avait pas été témoin. Qu’il retrouve donc les Waziris dans l’heure ou le lendemain, cela ne devait, à ses yeux, rien changer au résultat. On irait à Opar, on tuerait les ennemis de Tarzan et le petit Nkima, ayant retrouvé son maître, n’aurait plus peur de Sheeta, de Sabor ni de Histah.
Il faisait noir à présent, et Nkima entendit un léger piétinement dans la forêt. Il écouta attentivement. Le piétinement augmenta et le bruit s’en répandit dans toute la jungle. Il ne venait pas de très loin et, dès que Nkima s’en fut rendu compte, il s’agita nerveusement.
La lune était déjà haute dans le ciel, mais la jungle restait très obscure. Nkima éprouvait les affres d’un dilemme, partagé qu’il était entre son désir de se rendre à l’endroit d’où venait ce martèlement et sa crainte des dangers qui l’attendaient en route. Finalement, le sentiment de l’urgence l’emporta sur la crainte et, réfugié dans la relative sécurité des cimes, il sauta et se balança d’arbre en arbre, dans la direction du bruit. Il finit par s’arrêter à l’orée d’une petite clairière naturelle, de forme à peu près circulaire. Au-dessous de lui, au clair de lune, se déroulait une scène qui ne lui était pas inconnue. C’était ici, en effet, que les grands singes de To-yat s’adonnaient à la danse de mort du Dum-Dum. Au centre de l’amphithéâtre s’élevait un de ces remarquables tambours de terre que l’homme primitif entendait depuis des temps immémoriaux, mais qu’il avait rarement vus. Deux vieilles femelles, assises devant le tambour, en frappaient la surface avec des bâtons courts. Elles imprimaient à ce battement un rythme élémentaire, sur lequel les mâles dansaient en rond. Ceux-ci étaient eux-mêmes entourés de femelles et de jeunes accroupis qui observaient la scène, comme hypnotisés. Tout près du tambour gisait le corps inanimé de Sheeta, la panthère, dont le Dum-Dum célébrait précisément le trépas.
Bientôt les mâles se rueraient sur sa carcasse et la frapperaient de leurs gros bâtons, puis s’en détourneraient et reprendraient leur danse. Après que la chasse, l’attaque et la mise à mort auraient été longuement mimées, ils lanceraient au loin leurs gourdins et, les babines retroussées, se jetteraient sur le cadavre qu’ils déchireraient en se bousculant entre eux pour s’approprier les grosses pièces et les morceaux de choix.
Nkima et ceux de son espèce ne se distinguent ni par le tact, ni par le jugement. Quelqu’un de plus sage que le petit Nkima se serait tu jusqu’à la fin de la danse et du festin. Et, le lendemain, les grands mâles de la tribu de To-yat auraient été remis de la frénésie que le tambour et la danse provoquaient immanquablement chez eux. Mais le petit Nkima n’était qu’un cercopithèque. Ce qu’il voyait, il le voulait tout de suite. Il ne possédait pas la force mentale qui permet d’avoir de la patience. Aussi se laissa-t-il pendre par la queue à une branche et commença-t-il à piailler d’une voix suraiguë, pour attirer l’attention des anthropoïdes.
— To-yat ! Ga-yat ! Zu-tho ! braillait-il. Tarzan est en danger ! Venez avec Nkima sauver Tarzan !
Un grand mâle s’arrêta au milieu des danseurs et le regarda.
— Va-t’en, Manu, gronda-t-il. Va-t’en, ou nous te tuons !
Mais le petit Nkima pensait qu’ils ne l’attraperaient pas, et c’est pourquoi il continua à se balancer à sa branche en s’égosillant. Finalement, To-yat envoya dans l’arbre un jeune singe assez léger pour se hisser jusqu’aux plus hauts rameaux, s’emparer du petit Nkima et le tuer.
Celui-ci n’avait pas prévu un tel dénouement. Comme beaucoup de gens, il croyait que tout le monde s’intéressait aux mêmes choses que lui. Dès qu’il avait entendu rouler les tambours du Dum-Dum, il avait pensé que, lorsque les grands singes seraient informés des dangers courus par Tarzan, ils s’élanceraient sur la piste d’Opar.
Mais il lui fallait bien modifier ses opinions, puisqu’une preuve menaçante de son erreur apparaissait en la personne du jeune singe bondissant dans l’arbre au-dessous de lui. Le petit Nkima poussa un long hurlement de terreur et prit la fuite dans l’obscurité. Il ne s’arrêta, haletant et à bout de forces, que quand il eut mis un bon mille entre la tribu de To-yat et lui-même.
La d’Opar s’éveilla dans la tente de Zora Drinov. Elle regarda autour d’elle, étonnée par les objets peu familiers qui l’entouraient. Enfin, son regard tomba sur le visage endormi de son hôtesse. Celle-ci, pensa-t-elle, devait appartenir au peuple de Tarzan. Ne l’avait-elle pas traitée avec amabilité et courtoisie ? Elle ne l’avait pas rabrouée, au contraire elle l’avait nourrie et lui avait donné asile. Soudain, une pensée traversa son esprit, faisant luire dans ses yeux une lueur subite et farouche. Peut-être cette femme était-elle la compagne de Tarzan. La d’Opar crispa la main sur le couteau de Darus, déposé à côté d’elle. Mais, aussi rapidement qu’elle lui était venue, cette mauvaise humeur passa, car La savait en son cœur qu’elle ne pouvait rendre le mal pour le bien, ni s’en prendre à celle que Tarzan aimait. Quand Zora ouvrit les yeux, La ne put que lui sourire.
Si l’Européenne étonnait La, celle-ci remplissait également Zora d’étonnement et de perplexité. Son habillement sommaire, mais riche et splendide, évoquait des temps anciens, et la blancheur de sa peau paraissait aussi déplacée au cœur de la jungle africaine que ses atours en plein XXe siècle. Rien, dans le passé de Zora Drinov, ne pouvait l’aider à résoudre cette énigme. Comme elle aurait voulu plaire à cette femme ! Mais tout ce qu’elle pouvait faire, c’était rendre son sourire à cette belle créature qui la regardait si intensément.
Habituée à être servie dans tous les actes de la vie courante par les prêtresses subalternes d’Opar, La s’étonnait de la facilité avec laquelle Zora Drinov subvenait sans aide à tous ses besoins. Celle-ci se lava et s’habilla, le service se limitant à un peu d’eau chaude que Wamala apporta et versa dans un bassin pliant. Pourtant, si La n’avait jamais dû mettre elle-même la main à sa toilette, elle ne s’en trouva pas démunie pour autant, et peut-être éprouva-t-elle en outre un certain plaisir à cette expérience nouvelle : se débrouiller toute seule…
À Opar, contrairement aux hommes, les femmes avaient coutume d’observer une propreté corporelle scrupuleuse. Dans un passé récent, une grande partie du temps de La était consacrée aux soins du corps, des ongles, des dents, des cheveux, pour finir par des massages aux onguents aromatiques. De tels usages, qui remontaient à une haute civilisation de l’Antiquité, avaient pris, dans les ruines d’Opar, la signification de rites religieux.
Quand les deux femmes furent prêtes pour le petit déjeuner, Wamala, qui l’avait déjà préparé, le servit. Elles s’assirent hors de la tente, à l’ombre d’un arbre, et consommèrent le menu peu varié du camp. Zora remarqua une activité inaccoutumée dans les beyt des Arabes, mais n’y prêta pas une grande attention car, il leur était déjà arrivé de changer leurs tentes de place à l’intérieur du camp.
Le repas terminé, Zora prit son fusil, en nettoya le canon et en huila le mécanisme. Elle comptait partir à la recherche de viande fraîche, les Arabes ayant refusé de chasser. La l’observait avec un intérêt évident. Un peu plus tard, elle la regarda partir avec Wamala et deux porteurs noirs, mais ne tenta pas de l’accompagner car le regard qu’elle lui avait lancé ne lui avait valu aucun signe d’acquiescement.
Ibn Dammuk était le fils d’un cheik de la même tribu qu’Abu Batn et, dans cette expédition, il apparaissait comme son bras droit. Le pan de son thôb tiré sur le bas du visage et ne laissant voir que les yeux, il avait épié de loin les deux femmes. Il avait vu Zora Drinov quitter le camp avec Wamala portant deux fusils, et deux serviteurs noirs, et il avait compris qu’elle partait à la chasse.
Il resta encore assis quelque temps sans mot dire, puis, lui et deux compagnons se levèrent soudain et traversèrent le campement, se dirigeant vers La d’Opar qui, assise sur une chaise pliante devant la tente de Zora, était plongée dans ses rêveries. Voyant arriver les trois hommes, elle sentit sa méfiance naturelle vis-à-vis des étrangers la gagner. Quand ils furent assez près pour qu’elle pût détailler leurs traits, sa défiance se fit plus précise. Ces hommes paraissaient rusés et mal intentionnés. Point du tout comme Tarzan. Instinctivement, elle se tint sur ses gardes.
Ils s’arrêtèrent devant elle et Ibn Dammuk, fils de cheik, lui parla. Sa voix était douce et onctueuse, mais La ne se laissa pas séduire. Elle le regarda avec hauteur. Du reste, elle ne le comprenait pas et ne s’en souciait nullement, car le message qu’elle lisait dans ses yeux lui répugnait. Elle hocha la tête pour signifier qu’elle n’entendait pas son langage, et se détourna pour lui signifier que l’entretien était terminé. Mais Ibn Dammuk avança d’un pas et posa familièrement la main sur son épaule nue.
Les yeux fulminants de colère, La se leva d’un bond, en portant rapidement la main au manche de sa dague. Ibn Dammuk recula, mais un de ses hommes sauta sur elle.
L’inconscient ! Comme une tigresse, elle se porta à sa rencontre et, avant que ses amis aient pu intervenir, il s’écroulait, la poitrine percée trois fois par la lame acérée du couteau de Darus, prêtre du dieu flamboyant. Il hoqueta, puis s’immobilisa, raide mort.
Hors d’elle, le couteau ensanglanté à la main, la grande prêtresse d’Opar se dressait par-dessus le cadavre, tandis qu’Abu Batn et les autres Arabes, attirés par le cri d’agonie, accouraient vers le petit groupe.
— Reculez ! cria La. Ne posez pas une main profane sur la personne de la grande prêtresse du dieu flamboyant !
S’ils ne comprirent pas ses mots, ils comprirent la lueur de ses yeux et les gouttes qui tombaient de son couteau. En jacassant avec volubilité, ils l’entourèrent, mais à distance respectueuse.
— Que cela signifie-t-il, Ibn Dammuk ? demanda Abu Batn.
— Cet imbécile n’a fait que la toucher, mais elle s’est jetée sur lui comme el-Adrea, le seigneur à la large crinière.
— Une vraie lionne en effet, dit Abu Batn, mais il ne faut pas lui faire de mal.
— Ô Allah ! s’exclama Ibn Dammuk, il faudra bien la dompter.
— On laissera ce soin à celui qui paiera quantité de pièces d’or pour l’avoir à lui, répliqua le cheik. Si nécessaire, nous nous contenterons de la mettre en cage. Entourez-la, mes enfants, prenez-lui son couteau et liez-lui les poignets derrière le dos. Avant que les autres soient revenus, nous aurons levé le camp et serons prêts à partir.
Une douzaine d’hommes musclés sautèrent ensemble sur La.
— Ne lui faites pas de mal ! Ne lui faites pas de mal ! criait Abu Batn.
Se battant effectivement comme une lionne, La tentait de se défendre. En frappant à gauche et à droite avec sa dague, elle fit couler plus d’une fois le sang avant qu’on soit parvenu à l’immobiliser, ce qui ne s’accomplit d’ailleurs pas sans qu’un Arabe de plus soit tombé le cœur percé. Cependant on réussit finalement à lui arracher sa lame et à lui lier les poignets.
Abu Batn laissa deux hommes à sa garde et se préoccupa de rassembler les quelques serviteurs noirs restés au camp. Il les contraignit à préparer des charges comportant ce dont ils auraient besoin pour camper et se nourrir. Tandis que ce travail avançait sous la surveillance d’Ibn Dammuk, le cheik fouilla les tentes des Européens, en portant une attention spéciale à celles de Zora Drinov et de Zveri, où il s’attendait à trouver l’or que le chef de l’expédition était réputé posséder en grande quantité. Le cheik ne fut pas entièrement déçu, car il découvrit dans la tente de Zora une boîte contenant une forte somme d’argent. Mais il ne décela nulle trace de la véritable fortune qu’il espérait trouver, ce qui était dû à la prévoyance de Zveri qui avait personnellement enterré l’essentiel de ses fonds sous le sol de sa tente.
Zora obtint à la chasse un succès inattendu, car en moins d’une heure elle eut levé un troupeau d’antilopes, dont quelques coups de fusil abattirent aussitôt plusieurs individus. Ses porteurs les dépouillèrent et les dépecèrent, puis on s’en retourna sans hâte au camp. Elle avait, dans une certaine mesure, l’esprit occupé par l’attitude inquiétante des Arabes. Elle ne s’attendait toutefois pas à la réception qu’on lui réserva quand ils revinrent, vers midi.
Elle marchait en tête, immédiatement suivie par Wamala, qui portait ses deux fusils tandis que, derrière eux, venaient les deux porteurs ahanant sous leurs lourdes charges. Alors qu’elle était sur le point d’entrer dans la clairière, des Arabes surgirent du sous-bois, des deux côtés de la piste. Deux d’entre eux s’emparèrent de Wamala et lui arrachèrent les fusils, les autres assaillirent brutalement Zora. Elle essaya de se dégager et de dégainer son revolver, mais elle avait été prise à ce point par surprise qu’elle fut terrassée avant d’avoir pu tenter quoi que ce soit pour se défendre. On lui lia les mains derrière le dos.
— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-elle. Où est Abu Batn, le cheik ?
Les hommes lui rirent au nez.
— On va te présenter à lui, dit l’un d’eux. Il est en train de s’entretenir avec notre invitée et c’est pourquoi il n’a pu se déranger pour te recevoir.
Ils recommencèrent à rire. En entrant dans la clairière, elle resta stupéfaite devant ce qu’elle voyait. Toutes les tentes avaient été abattues. Les Arabes, appuyés au canon de leur fusil, paraissaient prêts à se mettre en route. Chacun portait un petit bagage, tandis que les quelques Noirs restés au camp se tenaient en file à côté de charges volumineuses. Tout l’équipement dont Abu Batn n’avait pas besoin, ou qu’il ne pouvait emporter par manque d’hommes, s’entassait au milieu de la clairière. Deux hommes, une torche à la main, y mettaient le feu.
Comme on lui faisait traverser cet espace de désolation, elle aperçut l’étrangère entre deux guerriers, les poignets ficelés comme les siens. À proximité, Abu Batn fronçait méchamment les sourcils.
— Pourquoi as-tu fait cela, Abu Batn ? demanda Zora.
— Allah s’est mis en colère parce que nous allions trahir notre patrie au profit des Nasrânys, dit le cheik. Nous avons été éclairés, et nous retournons chez nous.
— Qu’entends-tu faire de cette femme et de moi-même ?
— Nous vous garderons avec nous quelque temps, répondit Abu Batn. Je connais un homme aimable et très riche, qui vous procurera à toutes deux une excellente demeure.
— Veux-tu dire que tu vas nous vendre à quelque sultan noir ?
Le cheik haussa les épaules.
— Je ne me chauffe pas de ce bois-là. Dis-toi plutôt que je te confierai à un bon et grand ami, en te sauvant, ainsi que cette femme, de la mort certaine que la jungle vous réserverait si nous partions sans vous.
— Abu Batn, tu es un hypocrite et un traître, cria Zora, la voix vibrante de mépris.
— Les Nasrânys aiment à donner de vilains noms, rétorqua le cheik en ricanant. Peut-être que si ce porc de Zveri ne nous avait pas donné de vilains noms, ceci ne serait pas arrivé.
— Est-ce donc ainsi que tu te venges, demanda Zora, de ce qu’il t’ait reproché ta lâcheté à Opar ?
— Assez ! trancha Abu Batn. Venez, mes enfants, nous devons y aller.
Les flammes commençant à lécher la base de la pile de provisions et de matériel que les Arabes laissaient derrière eux, les déserteurs prirent le départ, se dirigeant vers l’ouest.
Les femmes marchaient près de la tête de la colonne, de sorte que le piétinement des Arabes et des porteurs effacerait complètement leurs traces de la piste. Elles auraient trouvé quelque réconfort dans l’épreuve si elles avaient pu se parler, mais La ne comprenait personne et Zora n’avait aucune envie de converser avec les Arabes, tandis que Wamala et les autres Noirs étaient trop loin derrière pour qu’elle puisse leur adresser la parole si le besoin s’en faisait sentir.
Pour passer le temps, Zora conçut l’idée d’enseigner à sa compagne des bribes d’une langue européenne. Et, comme dans l’expédition dont elle faisait partie l’anglais était la plus usitée, ce fut celle qu’elle choisit pour l’expérience.
Elle commença par se montrer elle-même du doigt en disant « femme ». Puis elle montra La en répétant le même mot, après quoi elle désigna plusieurs Arabes l’un après l’autre, en disant chaque fois « homme ». La comprit aussitôt son intention et entra avec passion dans le jeu, en prononçant plusieurs fois chaque mot, tout en indiquant soit un homme, soit une femme. Ensuite l’Européenne se désigna une nouvelle fois elle-même, en disant « Zora ». La resta perplexe un moment, puis elle sourit et hocha la tête. « Zora », dit-elle en pointant l’index sur sa compagne, après quoi elle se toucha la poitrine en prononçant « La ».
Ce n’était qu’un début. Heure après heure, La apprenait de nouveaux mots. D’abord, ce ne furent que des noms décrivant tous les objets familiers apparaissant à leurs yeux. Elle apprenait avec une remarquable rapidité, faisant preuve d’un esprit vif et intelligent, ainsi que d’une mémoire sans faille, car elle ne semblait oublier aucun des termes qu’elle avait emmagasinés. Sa prononciation n’était pas toujours parfaite ; elle avait même un fort accent étranger, qui ne ressemblait à rien de ce que Zora Drinov avait jamais entendu, mais il était si captivant que le professeur ne se fatiguait pas d’entendre répéter son élève.
Tout en marchant, Zora réalisa qu’elles ne risquaient guère de subir ni l’une, ni l’autre de mauvais traitements de la part de leurs ravisseurs. De toute évidence, le cheik croyait profondément que meilleure serait leur condition physique quand il les présenterait à leur acheteur éventuel, plus grand serait le prix qu’il en obtiendrait.
Le chemin conduisait vers le nord-ouest, en traversant une partie de la région abyssinienne des Gallas. A des bribes de conversation, Zora comprit qu’Abu Batn et les siens redoutaient un danger sur cette portion de l’itinéraire. Ils n’avaient pas tort : depuis toujours, les Arabes opéraient des raids en territoire galla, dans le but d’y capturer des esclaves, or, parmi les Noirs de leur escorte se trouvait précisément un Galla qu’Abu Batn avait enlevé.
Le lendemain du départ, on avait libéré les mains des prisonnières, mais des gardes arabes les entouraient en permanence. Pourtant, il était peu vraisemblable qu’une femme désarmée prenne le risque de s’évader dans la jungle : ç’aurait été courir au-devant d’une mort certaine, que ce soit sous les crocs des bêtes sauvages ou faute de trouver à manger. Malgré cela, si Abu Batn avait pu lire dans leurs pensées, il aurait eu la surprise de découvrir chez chacune une détermination farouche : celle de s’échapper coûte que coûte, plutôt que de se laisser conduire docilement vers un destin que l’Européenne mesurait pleinement et que La d’Opar soupçonnait en partie.
L’instruction de La progressait rapidement, tandis que la colonne s’approchait du pays galla. Entre-temps, les deux femmes s’étaient rendu compte qu’un autre péril menaçait La. Ibn Dammuk marchait souvent à côté d’elle et, quand il la regardait, ses yeux transmettaient un message qui n’avait pas besoin de mots pour être compris. Quand Abu Batn se trouvait dans les parages, Ibn Dammuk ignorait la belle prisonnière, et c’était bien ce qui inquiétait le plus Zora convaincue que le fourbe prendrait patience jusqu’au moment où il trouverait des conditions favorables à la mise en œuvre d’un plan prémédité. Et Zora ne nourrissait aucun doute quant à l’intention qui gouvernait ce plan.
Aux confins du territoire galla, on dut s’arrêter au bord d’une rivière sortie de son lit. L’inondation empêchait en effet de continuer vers le nord et d’entrer en Abyssinie proprement dite. Et comme il était dangereux de retourner vers le sud, mieux valait attendre sur place la décrue.
Ce fut pendant cette halte qu’Ibn Dammuk passa aux actes.